Autodidacte, Marvin Bonheur se distingue par son talent de photographe, mettant en lumière la beauté naturelle de sa banlieue qui lui est chère ainsi que l’authenticité émanant de chaque instant de la vie. À travers son objectif, il saisit l’essence de l’ordinaire, capture l’émotion brute et exprime un certain cri du cœur au moyen de son art. Au cours de notre entretien, Marvin nous a partagé sa passion pour l’engagement social qui imprègne son travail, nous offrant ainsi une perspective unique sur la justice et la condition humaine.
Y a-t-il eu un moment marquant dans ton parcours où tu as compris que tu allais faire de la photographie ton métier ?
C’est une bonne question. Je pense qu’inconsciemment, j’ai toujours envisagé la photographie comme une option. Il m’a fallu un certain temps pour accepter que j’avais cette chance d’en faire mon métier. Même après avoir décroché mes premiers contrats, il s’est passé au moins une année, voire deux, pour que je réalise que c’était une possibilité concrète dans ma vie.
Tu mets en avant “le visage des oublié.es”, autrement dit les personnes racisées, celles qui habitent dans les quartiers populaires… Est-ce le reflet de ton expérience en grandissant dans le 93, où tu as ressenti que tu étais négligé, sous-estimé ?
Carrément ! Comme je dis souvent, je ne suis pas un passionné de photographie. Ce qui alimente mon travail, c’est la volonté de prendre ma revanche sur la vie que j’ai pu mener en tant que jeune noir issu d’un quartier. Les notions de racisme, d’exclusion et de discrimination à l’école, ainsi que les difficultés que j’ai rencontrées en cherchant une formation, un travail… Toutes ces frustrations ont suscité en moi, dès mon plus jeune âge, le désir de faire quelque chose. Quelques années plus tard, la photo est entrée dans ma vie, et c’est par ce biais que j’ai trouvé un moyen de m’engager.
On perçoit un certain engagement dans ton travail, notamment lors de la Marche blanche pour Nahel. Avais-tu une démarche politique claire lorsque tu as commencé la photographie ?
Je ne dirais pas que c’était une démarche politique claire. Je pense que dès lors qu’on fait partie d’une portion de la population qui est discriminée ou exclue, sauf si l’on est dans un déni ou que l’on passe outre, nous sommes automatiquement dans une perspective politique, parce qu’on est dans une lutte quotidienne. Au-delà d’être photographe, je suis une personne noire qui a dû prouver et qui, malheureusement, doit encore prouver. Il y a toujours des gestes, des paroles, des regards déplacés en raison de mon apparence. Je considère mon travail comme politique parce qu’il aborde une réalité que de nombreuses personnes vivent. Mon objectif n’est pas de le proclamer, mais d’aborder un engagement, de rétablir une certaine justice à travers la photographie et l’art en général.
Le voyage joue un rôle essentiel dans ta démarche créative. En quoi est-ce important pour toi d’explorer de nouveaux horizons ?
Mes parents ne m’ont pas transmis cette culture du voyage. Ce n’est qu’à l’âge de 21 ans que j’ai commencé à explorer des destinations plus exceptionnelles, d’autant plus récemment. Plus je voyage, plus je réalise que c’est à travers les différentes destinations que je prends conscience de nombreux aspects de notre société en France, notamment à Paris. Ça me permet de faire des comparaisons avec d’autres régions et politiques, d’observer leur fonctionnement, d’étudier ces différences à travers la photographie et d’identifier nos défauts et nos atouts.
Tu as réalisé une série de photos à Mayotte intitulée “Le pays imaginaire”. En quoi ce projet t’a-t-il enrichi sur le plan humain et en tant que photographe ?
C’est vraiment le projet qui m’a le plus touché. Ça a été très violent d’être face à une telle exclusion sociale et un tel manque de considération envers un peuple, que je n’aurais jamais imaginé de la part du gouvernement français. Je viens d’une famille antillaise, je suis beaucoup parti en Martinique, mais je n’avais jamais réalisé à quel point on pouvait être marginalisé et que d’autres îles pouvaient l’être davantage par rapport à l’Hexagone. À Mayotte, ça a été beaucoup plus frontal, beaucoup plus assumé et c’est une île qui comporte beaucoup d’enfants. Étant quelqu’un qui a un profond attachement à l’enfance, j’ai été très touché de voir les conditions dans lesquelles ils grandissent là-bas. On est censé être sur le territoire des droits de l’Homme et je ne comprends pas comment on peut les laisser dans cette situation. J’ai fait beaucoup de rencontres, pris des photos, mais j’ai aussi beaucoup dialogué avec eux. J’ai tissé des liens, donc le départ a été un moment particulièrement difficile.
Tu immortalises des profils très différents, qu’est-ce qui les rend si fascinants pour toi et qu’est-ce qui te pousse à les photographier ?
Merci d’avoir constaté cette différence entre chaque personne, parce que c’est exactement ce que j’essaie de mettre en avant. J’ai grandi avec beaucoup de diversité et je pense que j’ai développé la conviction que nos différences ne devraient pas dicter notre place dans la société. Peu importe les destinations que je visite et les personnes que je rencontre, je m’efforce toujours de montrer que chaque personne a une histoire à raconter. Leur point commun, c’est le lien qu’ils ont avec mon enfance et mon histoire. Je vais être plus à l’aise avec des personnes exclues socialement, parce que c’est ce que j’ai vécu, je suis également très fier de mettre en avant l’histoire de la diaspora noire. Mais je n’ai aucune barrière liée à l’apparence ou à la culture des personnes que je rencontre.
Tu parviens à capturer un aspect très authentique. En quoi est-il important pour toi de figer le moment présent sans artifice ?
C’est une démarche que j'ai commencée en 2013, lorsque j’ai photographié ma première série intitulée “Alzheimer”. L’idée de base était de reproduire des photographies prises par mes parents durant mon enfance, que l’on retrouve dans les albums de famille. Je trouvais qu’il y avait une certaine maladresse dans ces images et c’est une spontanéité que l’on a retrouvée avec la venue d’Instagram. En fusionnant les deux, avec cette pointe de nostalgie du passé, j’ai donné naissance à ce premier projet. Plus j’avançais dans la création de cette série, plus je réalisais que ça me plaisait, tout en y ajoutant un regard dénonciateur. J’ai fait le choix de faire de l’argentique et du “point & shoot" pour immortaliser ces souvenirs. À mes yeux, se rendre dans un quartier et capturer au numérique avec des flashs, des lumières, du stylisme, ne produit pas nécessairement de mauvaises photos, mais ce n’est pas représentatif de la réalité. Ça déforme cette beauté de l'imperfection.
Mis à part ton objectif de mettre en lumière le quotidien des banlieues, y a-t-il un autre message que tu souhaites transmettre ?
Bien sûr, ce qui me parle, c’est la banlieue parce que je suis un banlieusard, c’est ce qui m'anime personnellement, mais il y a d’autres sujets qui me touchent. En France, on parle de la banlieue, mais ailleurs comme à Detroit, ce sont des maisons abandonnées et à Mayotte, plutôt des bidonvilles… Pour moi, ce n’est pas seulement un sujet lié à la banlieue, c’est tout ce qui touche à l’injustice, en particulier sociale. Si je peux redonner une image à ceux qui n’en ont plus, voire à ceux qui n’en ont jamais eu, c’est super. Ça fait partie de mon ADN. Dès que mon travail peut contribuer à apporter une justice face à une injustice, let’s go, je suis chaud !
Penses-tu que ton art a eu un impact sur le changement des mentalités ?
C’est encore une question que je me pose ! Aujourd’hui, je trouve que la hype autour de la banlieue est en train de s’éteindre. Ils ont exploré le milieu pendant 4-5 ans et j’en ai fait partie. Pendant ces 5 années, je me suis interrogé sur notre rôle : est-ce que nous, acteurs de cette culture-là, on a servi ou desservi la banlieue ? Je ne pense pas l’avoir desservie, mais je n’arrive pas à mesurer l’impact que j’ai eu. Je prends trop de recul pour voir si j’en ai un ou pas. Je fais mon travail, les gens viennent à mes expos, on m’envoie beaucoup de messages donc c’est qu’il doit y en avoir un, mais à quel niveau ? Sur quelle durée ? Ce qui va vraiment faire bouger les choses, c’est un mouvement général et je pense que c’est le temps qui va nous le dire.
Quel est ton plus grand accomplissement ?
Mon plus grand accomplissement c’est d’avoir obtenu cette reconnaissance médiatique pour mon travail, malgré les obstacles, pour enfin être accepté en tant qu’artiste et individu. J’ai beaucoup lutté dans mon quartier pour être enfin moi-même, me sentir libre, passant des années à rêver de vivre à Paris pour échapper aux barrières liées aux quartiers. Une fois arrivé sur la capitale, j’ai dû faire face à d’autres difficultés, parfois plus difficiles à surmonter. Mais, je suis très content d’avoir réussi à être accepté dans le monde de l’art. En 2012, personne ne me remarquait aux vernissages, mais aujourd’hui, ces mêmes personnes veulent écrire sur moi, m’inviter dans leurs médias et acheter mes photos. C’est une victoire et une belle revanche sur la vie.
Que peut-on te souhaiter pour la suite ?
De la santé, tant mentale que physique. Tout ce que je désire c’est de continuer sur cette lancée, de continuer à pratiquer ce que je fais déjà, qu’on continue à me soutenir, parce que ce n’est pas facile d’être artiste et on a parfois envie d’arrêter. Je veux garder cette motivation et continuer sur cette route qui nous permettra d’avoir une justice pour tout le monde !
s/o @jordankbs pour la photo de couverture
Pour retrouver le travail de Marvin Bonheur, c'est juste ici :
Sur Instagram : monsieurbonheur
Sur son site : monsieurbonheurartist.com
Écrit par Camille Noel Djaleb (cosycam)