BĒYĀH : Comment Damso a transformé ses adieux en événement musical de l'année
162 000 vues en 10 heures pour "Impardonnable". 15 000 exemplaires vendus en 24 heures sans aucun extrait dévoilé. Ces chiffres racontent l'histoire d'un phénomène rare : un artiste qui maîtrise si bien son art qu'il peut transformer ses propres adieux en événement planétaire.
William Kalubi, alias Damso, vient de boucler un cycle artistique de dix ans avec BĒYĀH, un sixième album studio qui redéfinit ce qu'on attendait d'un "dernier projet". Fini les albums d'adieu nostalgiques ou les compilations de fin de carrière. Le rappeur belge de 33 ans livre 46 minutes et 59 secondes de pure innovation, mélangeant pop-rap, hip-hop alternatif, trap et G-Funk dans un cocktail artistique inédit.
La stratégie des trois ans qui a révolutionné la communication musicale
Tout commence le 23 janvier 2022. Ce jour-là, sans explication, Damso remplace toutes ses photos de profil par une date mystérieuse : "30 mai 2025". Trois ans et quatre mois d'attente pour un album. Dans une industrie qui fonctionne au rythme effréné des sorties surprises et des cycles courts, c'est un pari insensé.
Cette stratégie de communication cryptique va pourtant se révéler d'une efficacité redoutable. Chaque indice distillé au compte-gouttes enflamme les réseaux sociaux. En octobre 2023, quand QALF et QALF Infinity disparaissent mystérieusement des plateformes pendant une semaine, les fans comprennent qu'ils assistent à quelque chose d'inédit.
Le message gravé sur les vinyles de QALF LIVE révèle enfin le nom du projet : "BĒYĀH sera mon prochain album". Pas un tweet, pas une story Instagram – une gravure physique sur un disque. Cette approche artisanale dans un monde digital dit tout de l'approche de Damso pour ce projet final.
L'indépendance totale comme ultime pied de nez à l'industrie
BĒYĀH marque une rupture totale avec les codes de l'industrie musicale. Enregistré entre 2021 et 2025 dans des studios français et belges, l'album sort exclusivement sur Trente-quatre Centimes, le label indépendant de Damso. Cette référence aux 34 centimes qu'il avait en poche lors de ses galères d'adolescent devient le symbole de son émancipation artistique.
Cette indépendance n'est pas qu'idéologique, elle est stratégique. Elle permet à l'artiste de prendre des risques créatifs impensables dans un système traditionnel. Comment expliquer sinon le featuring avec une intelligence artificielle sur "Magic" ? Ou cette session d'enregistrement ouverte au public en mars 2024 dans Paris, transformant la création musicale en performance artistique ?
Une tracklist qui raconte l'évolution d'un homme
Les quinze titres de BĒYĀH dessinent le portrait d'un artiste arrivé à maturité. La version digitale révèle une architecture narrative précise, où chaque morceau occupe une place stratégique dans le récit global.
L'ouverture fracassante
"Impardonnable" pose d'emblée le ton. Dans ce premier titre, Damso règle ses comptes avec Booba, ce "tisse-mé frustré outre-Atlantique" qui l'avait découvert en 2015 avec "Pinocchio" avant de devenir son principal détracteur. Le kick percutant et l'utilisation audacieuse de l'autotune annoncent un album où Damso n'a plus rien à perdre.
"Il minimise les actions de Booba, vu comme un artiste en compétition tout seul", analysait Thomas Graindorge dans Le Point. Cette charge frontale libère l'artiste de dix ans de non-dits et lui permet d'aborder le reste de l'album avec une sérénité nouvelle.
L'introspection assumée
"Wolof" révèle la dimension la plus personnelle du projet. Damso y évoque ses origines congolaises avec une crudité saisissante : "J'connais la rre-gue, l'FARDC [les forces armées du Congo]. J'ai vu toute sorte de choses mortes, des visages en sang. J'étais personne, j'étais encore enfant."
Cette introspection traverse tout l'album. "Qui m'a demandé" explore la figure paternelle absente, tandis que "Fibonacci" dévoile ses traumas non soignés : "J'découvre des traumas que je n'ai jamais su soigner. Quand les dieux veulent nous punir, ils exaucent nos prières."
L'amour comme rédemption
L'amour occupe une place centrale dans BĒYĀH, mais pas l'amour idéalisé du rap commercial. "YA TENGO SENTIMIENTOS" naît d'une anecdote simple : "C'est parce que ma meuf parle espagnol, il fallait que je l'impressionne un peu", explique-t-il aux Inrocks.
Cette simplicité assumée contraste avec l'image énigmatique que ses fans ont construite autour de lui. Dans "Police", il avoue sans détour : "J'suis victime d'un cambriolage, elle a volé mon cœur et mon âme, j'suis sans défense." L'amour chez Damso peut être trash, enfantin, multiple – mais toujours authentique.
L'innovation technologique au service de l'émotion
Le featuring avec l'intelligence artificielle sur "Magic" pourrait passer pour un gadget marketing. C'est en réalité l'inverse : une réflexion profonde sur l'avenir de la création artistique. "C'est des chœurs de voix faits avec l'IA. On tente des choses, c'est un outil", explique Damso lors d'une session d'écoute chez Deezer.
Cette collaboration technologique s'inscrit dans la démarche visionnaire de l'artiste. Plutôt que de subir les mutations de son époque, il les anticipe et les intègre à son art. Cette approche trouve son prolongement dans REM : Épisode 00, le court-métrage dystopique présenté à Cannes qui imagine un monde où l'argent a disparu, remplacé par une monnaie sociale appelée "Beyah".
L'art de partir en beauté
La scène finale du clip "Impardonnable" résume parfaitement l'état d'esprit de BĒYĀH : Damso brûle ses disques d'or devant un camping-car. Cette image saisissante dit tout de sa philosophie : préférer la route à la routine, l'aventure aux récompenses.
"J'ai l'argent, j'ai la santé, j'peux partir en paix. Ça va quand même rentrer, j'ai marqué le rap français", lâche-t-il dans "MAMILĀH". Cette sérénité assumée traverse tout l'album. Damso ne part pas amer ou désabusé, il part accompli.
L'album "J'ai menti", sorti en novembre 2024, illustre parfaitement cette liberté retrouvée. Né d'une discussion avec un fan qui lui avait dit : "Tu ne peux pas attendre 2025, on est impatients, ça fait trop longtemps", ce projet spontané montre un artiste libéré de ses propres promesses.
Un héritage qui dépasse le rap
BĒYĀH cristallise dix ans d'influence sur le rap francophone. Damso aura imposé un style unique : l'introspection masculine assumée, la vulnérabilité comme force artistique, le refus des codes établis. Son approche narrative, mélangeant crudité urbaine et poésie intimiste, a inspiré toute une génération d'artistes.
Mais l'héritage de BĒYĀH dépasse le cadre musical. En choisissant de partir au sommet de sa popularité, Damso redéfinit la notion de succès artistique. Dans une époque où les carrières s'éternisent souvent au-delà du nécessaire, il prouve qu'on peut encore surprendre en sachant dire stop.
Vers de nouveaux horizons créatifs
"Je ferai toujours de la musique mais plus dans le format album, ça m'intéresse moins", confie-t-il à Brut. "J'ai envie de tester des choses, peut-être des comédies musicales, du théâtre... J'ai envie de me laisser le choix."
Ces déclarations ouvrent un nouveau chapitre pour l'artiste. Le cinéma avec REM, le théâtre évoqué, les comédies musicales... Damso semble déterminé à explorer tous les territoires de la création. BĒYĀH n'est pas une fin, c'est une transition vers l'inconnu.
Verdict : L'album d'une maturité exceptionnelle
BĒYĀH réunit tout ce qui fait la singularité de Damso : la maîtrise technique, l'innovation créative, l'authenticité émotionnelle. Certains morceaux atteignent des sommets ("Impardonnable", "MAMILĀH"), d'autres s'avèrent plus dispensables, mais l'ensemble forme un tout cohérent et nécessaire.
Ce sixième album prouve qu'on peut encore révolutionner le rap francophone en 2025. Pas par la provocation gratuite ou les effets de mode, mais par l'authenticité et l'audace créative. BĒYĀH restera comme l'album d'un artiste qui aura su transformer ses propres adieux en chef-d'œuvre.
La question désormais : qui osera prendre la relève d'un tel héritage ?
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