Un fond vert minimaliste. Un micro sur pied. Un artiste face à l'objectif. Cette formule, d'une simplicité déconcertante, a suffi à Gabe P pour créer l'une des plateformes les plus influentes de l'industrie musicale actuelle. Si vous avez fréquenté les réseaux sociaux ces cinq dernières années, vous avez forcément croisé une de ces vidéos caractéristiques où un rappeur, connu ou émergent, pose ses verses sur un beat hypnotique, le tout filmé dans une esthétique immédiatement reconnaissable. Bienvenue dans l'univers de "On The Radar Radio" – l'héritier spirituel des grands médias hip-hop qui ont façonné chaque génération, de "Rap City: Tha Basement" à "Sway in the Morning".
De la salle de placard à l'empire médiatique
Quand Gabe P lance "On The Radar" en 2018, personne n'aurait parié sur son succès fulgurant. Étudiant à l'université St. John's et stagiaire chez Power 105.1 sous la tutelle d'Angie Martinez, ce natif de Long Island repère une lacune criante dans le paysage médiatique : l'absence de plateforme valorisant la nouvelle génération d'artistes.
"Je voyais ce qui se passait avec les rappeurs de l'ère SoundCloud. Ils étaient souvent dépréciés par la génération précédente, qui ne comprenait pas leur esthétique," confie Gabe P dans un entretien à Complex. "Je me suis dit que quelqu'un devait donner une chance équitable à ces artistes."
Cette intuition se matérialise d'abord dans un format modeste : une interview hebdomadaire dans un placard vide des studios iHeart Music, tournée entre deux missions de gestion des réseaux sociaux de Power 105.1. Sans budget ni équipe, ces débuts confidentiels sont loin de laisser présager la tempête médiatique qui suivra.
Puis vint la pandémie – ce moment paradoxal où l'isolement forcé a propulsé "On The Radar" vers de nouveaux sommets. Confronté à l'impossibilité de tourner en studio, Gabe pivote vers les interviews Zoom, élargissant considérablement son champ d'action. "Je faisais des entretiens avec des artistes des quatre coins du monde – de la côte Ouest aux rappeurs africains, en passant par des interviews en espagnol que je faisais traduire," se souvient-il.
Le vrai tournant survient en juillet 2021. Gabe réunit cinq artistes new-yorkais pour une session de freestyles filmée dans un nouveau studio à Brooklyn, avec un plafond en mousse imitant des nuages et un grand écran noir portant le logo de l'émission. Ce format épuré, presque austère, devient rapidement sa signature visuelle.
L'alchimie parfaite : authenticité et viralité
La magie de "On The Radar" réside dans un équilibre rare entre légitimité artistique et potentiel viral – un Saint Graal que beaucoup recherchent mais que peu atteignent. Cette alchimie s'est cristallisée en septembre 2021, quand le rappeur du Bronx Dthang délivre un freestyle d'une intensité saisissante. Filmé en une seule prise après qu'il eut refusé une seconde tentative, ce moment électrisant accumule aujourd'hui plus de huit millions de vues.
"Il est entré, a fait les checks avec tout le monde, a pris le micro, et a tout donné en une seule prise," raconte Gabe. "Quand il a demandé s'il pouvait recommencer pour parler davantage, je lui ai dit : 'Non, c'est parfait comme ça.' Ils sont partis, et c'est littéralement tout ce qui s'est passé. Les gens pensent qu'il y a une grande histoire derrière ce freestyle, mais il n'y en a vraiment pas."
Cette authenticité brute explique l'impact culturel démesuré de la plateforme. Dans un paysage médiatique saturé d'interviews formatées et de performances surproduites, "On The Radar" offre une fenêtre sans filtre sur le talent à l'état pur. L'artiste, le micro, le beat – rien d'autre. Cette absence de fioritures permet paradoxalement aux personnalités les plus singulières de briller davantage.
C'est précisément ce qui a propulsé Ice Spice sur le devant de la scène en 2022. Son passage sur "On The Radar" a capté l'attention de Drake, déclenchant une cascade d'opportunités qui l'ont transformée en phénomène international. "People think they know you... I don't care if they don't," déclarait-elle alors avec une assurance tranquille sur ce fond vert désormais iconique, ignorant encore que ces quelques minutes changeraient radicalement sa trajectoire.
L'incubateur de tendances qui façonne le hip-hop contemporain
L'influence de "On The Radar" dépasse largement la simple plateforme de diffusion. Le média est devenu un véritable incubateur de tendances musicales, capable d'amplifier – voire de créer – des mouvements entiers. Le cas le plus frappant reste celui du "sexy drill", sous-genre né de la rencontre entre les rythmiques agressives du drill et des thématiques plus sensuelles.
"Le freestyle de Cash Cobain et Chow Lee en 2022 a lancé tout ce qu'on voit aujourd'hui avec le sexy drill," affirme Gabe P. "Ils ont eu un impact durable sur la musique. On le voit encore aujourd'hui, tout le monde fait des beats de sexy drill."
Cette capacité à détecter et amplifier les innovations musicales place "On The Radar" dans la lignée des grands défricheurs culturels. Comme "106 & Park" dans les années 2000 ou "Yo! MTV Raps" dans les années 90, l'émission ne se contente pas de refléter la culture hip-hop – elle contribue activement à la façonner.
L'approche curatoriale de Gabe P joue un rôle crucial dans cette équation. Refusant de s'enfermer dans une vision étroite du rap, il conçoit sa plateforme comme une "toile d'araignée" en perpétuelle expansion. "Je cherche constamment à étendre mon réseau vers différents sons du hip-hop," explique-t-il. Cette philosophie inclusive explique pourquoi "On The Radar" a accueilli aussi bien des rappeurs chrétiens que des artistes de drill britanniques, des stars de l'Afrobeats ou des figures montantes du rap punjabi.
De New York au monde : l'expansion stratégique
Si "On The Radar" s'est d'abord fait connaître comme le bastion du drill new-yorkais, sa vision s'est rapidement élargie. L'expansion géographique de la plateforme reflète la mondialisation accélérée du hip-hop contemporain – un phénomène que Gabe P a su anticiper avec une remarquable clairvoyance.
"Pour moi, 'On The Radar' a toujours été une histoire d'expansion," confie-t-il. "Je suis un fervent partisan de l'idée que si je deviens trop à l'aise, je ne pourrai pas atteindre l'étape suivante de ma carrière." Cette philosophie explique pourquoi l'émission, initialement concentrée sur les talents locaux, s'est progressivement ouverte aux artistes du monde entier.
Un moment charnière dans cette internationalisation fut l'arrivée des rappeurs britanniques, à commencer par Digga D. "Après Digga, tout le monde au Royaume-Uni prêtait attention à 'On The Radar'. Juste après lui, AJ Tracey m'a contacté, ce qui a ensuite mené à Giggs et d'autres," raconte Gabe. Ce pont transatlantique a considérablement élargi l'audience de l'émission, tout en renforçant les liens entre scènes américaines et britanniques.
En 2024, cette expansion s'est considérablement accélérée. "On The Radar" a établi des antennes à Atlanta, Los Angeles, Miami, et même Chicago, où l'émission aide les artistes locaux à atteindre un public plus large. Plus récemment, la plateforme a franchi les frontières des genres musicaux eux-mêmes, intégrant la country, le rock et la musique latine à son écosystème.
"Jamais je n'aurais pensé que cette petite émission filmée dans un placard nous amènerait un jour à travailler avec des milliers d'artistes internationaux et à percer dans d'autres genres comme la country, le rock et la musique latine," confesse Gabe P. Le premier artiste country sur "On The Radar", Anella Herim, a d'ailleurs connu un succès viral immédiat, ouvrant la voie à une série dédiée à Nashville.
La consécration par les grands : quand Drake valide la formule
Si "On The Radar" a démarré comme un outsider dans l'écosystème médiatique, son statut a radicalement changé lorsque les superstars ont commencé à y voir un passage obligé. Aucun moment n'illustre mieux cette ascension que la collaboration historique entre Drake et Central Cee en 2023, qui a culminé en une entrée dans le Billboard Hot 100 – une première pour la plateforme.
"J'aime le fait que nous soyons désormais immortalisés dans la culture hip-hop," se réjouit Gabe P. "Je peux dire à jamais que j'ai une chanson dans le catalogue de Drake."
Cette validation par l'une des plus grandes stars mondiales a propulsé "On The Radar" dans une autre dimension. Plus qu'une simple plateforme médiatique, l'émission est devenue un label à part entière avec "On The Radar Records", concluant la boucle parfaite entre découverte et développement d'artistes.
En juillet 2024, Complex a publié son classement annuel des personnalités médiatiques les plus influentes du hip-hop, plaçant Gabe P à la 25e position – sa première apparition sur cette liste prestigieuse. Une reconnaissance qui, selon lui, reste encore en-deçà de son impact réel. "Je devrais être dans le top 10," affirme-t-il sans détour. "Je pense que ceux qui sont vraiment dans cette culture le savent."
L'héritage inattendu : redéfinir le rôle des médias musicaux
Au-delà des chiffres impressionnants – plus de 885 000 abonnés sur YouTube et plus de 1 400 freestyles publiés – l'héritage le plus significatif de "On The Radar" réside dans sa redéfinition du rôle des médias musicaux à l'ère numérique. Dans un paysage où les plateformes traditionnelles luttent pour leur pertinence, Gabe P a créé un modèle hybride qui combine l'authenticité des médias traditionnels avec la viralité des réseaux sociaux.
Ce succès n'est pas le fruit du hasard, mais d'une vision claire et d'une exécution rigoureuse. "Je regarde 'On The Radar' comme un travail de A&R réel," explique Gabe, balayant les idées reçues selon lesquelles n'importe quel artiste peut apparaître sur l'émission en payant des frais. Lui et son équipe mènent un véritable travail de fond pour dénicher des talents, communiquant directement avec eux ou via leurs équipes.
Cette approche curatoriale contraste fortement avec la démocratisation totale des plateformes comme TikTok ou YouTube. Dans un monde où n'importe qui peut publier du contenu, "On The Radar" réintroduit un niveau de sélection qui, paradoxalement, renforce sa crédibilité tout en élargissant sa portée.
Mais l'aspect le plus révolutionnaire reste peut-être la façon dont "On The Radar" a redéfini ce qu'est un "freestyle" à l'ère numérique. Contrairement aux puristes qui insistent sur l'improvisation totale, l'émission adopte une approche flexible qui privilégie la qualité finale. "Nous donnons à chacun la possibilité de le faire en direct ou préenregistré," explique Gabe. "Pour être tout à fait honnête, toutes les chansons d'un artiste ne peuvent pas ou ne sonneront pas bien en live."
Cette vision pragmatique résonne parfaitement avec les attentes du public moderne, plus intéressé par l'expérience esthétique globale que par le respect rigide des traditions. En abandonnant le dogmatisme au profit de la pertinence, "On The Radar" a créé un format qui séduit autant les puristes que les novices, un équilibre rare dans un paysage musical souvent polarisé.
La prochaine frontière : entre innovation et préservation
Alors que "On The Radar" entame sa septième année d'existence, Gabe P se trouve face à un défi familier aux innovateurs : comment continuer à évoluer sans perdre l'essence qui a fait son succès ? Comment rester à l'avant-garde tout en préservant l'authenticité qui a conquis son public initial ?
Sa réponse semble se dessiner autour d'une expansion stratégique qui préserve le cœur de l'identité de la plateforme. Des sets DJ explorant d'autres genres musicaux aux projets de collaboration comme l'EP LoveLee Sounds avec Lonny Love et Chow Lee, les initiatives récentes suggèrent une diversification prudente mais ambitieuse.
"La mission n'a jamais changé," affirme Gabe P avec conviction. "La vision a toujours été et sera toujours : je veux être le plus grand et je veux être le meilleur. Et je pense que nous travaillons vers cet objectif."
Cette ambition pourrait sembler démesurée pour un projet né dans un placard de studio. Mais après avoir transformé un simple concept en phénomène culturel mondial, qui oserait douter de sa capacité à franchir la prochaine frontière ? Dans un paysage médiatique en perpétuelle mutation, "On The Radar" a prouvé qu'avec une vision claire et une exécution authentique, il est possible de créer non seulement du contenu, mais un véritable mouvement culturel.
Comme l'a si bien résumé Cash Cobain, l'un des premiers artistes à avoir cru en la plateforme : "Gabe a su voir ce que beaucoup ne voyaient pas, honnêtement ce que le monde ne voyait pas. Lui et OTR ont été extrêmement importants pour la scène." Dans un monde saturé de contenus éphémères, c'est peut-être là la plus grande réussite de "On The Radar" : avoir su voir au-delà de l'horizon immédiat pour créer un média qui ne se contente pas de suivre la culture, mais qui contribue activement à la façonner. Complex
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